Pour un dialogue national, politique et identitaire_Bahjat Rizk – 18 June 2012

Pour un dialogue national, politique et identitaire
Par Bahjat Rizk paru dans L’orient le jour le 06/06/2012

Le dialogue va en principe reprendre bientôt, dans une instance improvisée et épisodique, spécifique au Liban, qui démontre si besoin est le dysfonctionnement structurel de ses institutions et de son système, qui auraient dû normalement réguler sa vie politique.

 En effet, le gouvernement et le Parlement au Liban, instances démocratiques par défaut, ne sont que ponctuellement opérationnels, dans une démarche ultime d’arrangement, par dépit ou par nécessité. Le système politique expérimental au Liban est un éternel compromis circonstanciel, un ajustement répétitif au coup par coup, car l’identité libanaise empirique n’est toujours pas conceptuellement définie. Un pays de communautés (ou de minorités) qui se voudrait être une nation, sans avoir déterminé et intériorisé la plateforme identitaire, qui réunit ses composantes entre elles et les fédère, en un projet commun, cohérent et fiable.

Les Libanais ont créé un système hybride (mi-démocratique, mi-communautaire ; mi-unifié, mi-fédéral) qui, tout en aménageant une part de libertés et de garanties aux communautés dont découlent les libertés individuelles, les condamne à passer leur vie dans des tractations interminables, où le souci de chacune d’entre elles est en même temps de préserver et d’affaiblir les autres, afin de maintenir un rapport d’équilibre précaire, aux meilleures conditions possibles. Pour avoir nié avoir été en guerre déclarée ou latente, durant presque quatre décennies, les Libanais demeurent dans une trêve continue, qui dure depuis plus de sept décennies. Certes il ne s’agit pas de décrire pour la énième fois une situation ambivalente que tout le monde connaît déjà, mais d’essayer de sortir de cette ambiguïté mortifère et structurelle.

Après l’aventure orthodoxe par Parti syrien nationaliste interposé, à travers des coups d’État militaires successifs avortés, dans les années 40 et 50, l’aventure sunnite par la résistance palestinienne armée, dans les années 60 et 70, l’aventure maronite par milices armées, alliances et retournements spectaculaires d’alliances, dans les années 80 et 90, voici l’aventure chiite depuis les années 2000, à travers une formation politique et paramilitaire qui, au nom d’un parti de Dieu, propose de se substituer à l’État, pour imposer aux autres, par la menace ou la force des armes au besoin, un projet collectif qui lui est propre. Il s’agit encore une fois, non point de porter un jugement de valeur quel qu’il soit, mais de passer en revue et d’observer sur la durée, scrupuleusement et impartialement, un mécanisme récurrent pour essayer de le prévenir, ou si possible de le démonter. Toutes les communautés libanaises ont eu à un moment donné la tentation de la prise de pouvoir par la démagogie et les armes, au nom de la priorité communautaire, érigée en cause nationale. Et pendant qu’une communauté agit, les autres se préparent, autrement dit affûtent leurs armes et élaborent des stratégies de riposte et de survie. La démilitarisation inconditionnelle de la société civile est une condition préalable et incontournable de la paix civile. Sinon c’est, tôt ou tard, fatalement la guerre civile.
La grande question demeure : est-ce qu’un pays pluricommunautaire, donc multiculturel, peut se transformer en une nation unie, et quel est le meilleur système susceptible de le régir ?

Tout d’abord, toute entité viable a besoin d’une identité qui relie ses membres entre eux, qu’il s’agisse d’une personne, d’une famille, d’un groupe, d’une association, d’un parti politique, d’une communauté, d’une nation ou d’une fédération. Quand la composante identitaire manque, l’équilibre est rompu et l’entité devient dysfonctionnelle, sinon maintenue artificiellement, par la contrainte ou la nécessité.
Les paramètres identitaires sont constants depuis Hérodote, le père de l’histoire : langue, religion, race et mœurs. Tout processus d’identification est un compromis abouti entre ces quatre paramètres. Toute idéologie d’appartenance met en avant l’un ou l’autre de ces éléments pour structurer le groupe et assurer sa cohésion. Tout discours nationaliste ou communautaire (même transnational) s’est immanquablement articulé sur l’un ou l’autre de ces paramètres. Même le projet européen aujourd’hui ne parvient pas à complètement se construire car il ne bénéficie pas d’un paramètre fort d’identification. Il y a certes le paramètre des droits de l’homme (mœurs) mais qui est commun à tout l’Occident, d’où le rapport de rivalité-complémentarité entre l’Europe et les États-Unis.

La France elle-même se veut nationaliste et souverainiste, mais en même temps européenne, voire atlantiste, méditerranéenne par défaut, francophone par saison. Il est toutefois important pour définir une identité stable et non variable de délimiter une géographie, de faire la distinction entre le monde intérieur et le monde extérieur, d’établir un ordre de priorités, une limite, une frontière, une intériorisation et une maîtrise matérielle de l’espace.

Au Liban, l’histoire n’est pas commune et l’espace psychologique reste fragmentaire et peu défini puisque le prolongement culturel, avec des entités régionales et internationales, reste continu. L’identification à travers le paramètre religieux est structurante et significative pour toutes les communautés, tant au niveau culturel que politique, exception faite de la communauté arménienne qui se définit d’un point de vue ethnico-linguistique. Ce système consensuel et discriminatoire assure une démocratie par défaut mais empêche l’émergence d’une véritable conscience nationale. Les deux paramètres de la langue et des mœurs sont les seuls à même de compenser les différences culturelles religieuses. La question de la langue ne pose pas de problème majeur car il existe un consensus transcommunautaire autour de la langue arabe en tant que langue maternelle (dialectale) et officielle (littéraire), et du français en tant que langue seconde et l’anglais en tant que langue internationale de recherches et de services. Reste le paramètre des mœurs qui peut être soit libéral (système démocratique horizontal, égalité de l’homme et de la femme, libertés individuelles), soit conservateur (système patriarcal vertical : militaire, religieux et féodal, priorité et même dictature de la collectivité sur l’individu).

Au Liban, nous entretenons toujours cette confusion entre le religieux et le politique (en particulier historiquement). Le patriarche maronite (auquel la gloire du Liban fut donnée) et récemment, inspiré de la théocratie iranienne, sayyed Hassan Nasrallah (à la tête du parti de Dieu), sont en même temps des référents politiques et religieux, et en général tous les imams et les hommes de religion. Il y a aussi la confusion entre le militaire et le politique (nous avons eu déjà trois commandants en chef de l’armée à la tête de l’État – avec des fortunes diverses –, et probablement qu’un quatrième s’y prépare déjà, sans évoquer les chefs paramilitaires reconvertis dans le civil), et bien sûr toutes les dynasties politiques, les partis communautaires et familiaux qui se veulent en même temps démocratiques et progressistes.
Certes la société civile au Liban (associations, intellectuels, syndicats, professions libérales) occupe un espace public, mais elle n’a pas de véritable marge de manœuvre politique car sa légitimité est soumise ultimement au système patriarcal, communautaire et familial.
Tant que la question identitaire n’a pas été débattue en profondeur et résolue, le dialogue politique ne fait qu’essayer de gagner du temps, de remettre à plus tard, de maintenir en sursis.